Cinéma : « Gargarine »

Les grands immeubles d’habitation sont parfois comparés à des « vaisseaux ». Celui que Youri, 15 ans, veut protéger de la démolition, va devenir un rêve à construire et à habiter. Un film pétillant, poétique, et surprenant par son regard plein de tendresse sur les banlieues et leurs habitants. Présentation par Magali Van Reeth de Signis.
Le film
Des images d’archives ouvrent le film : Youri Gagarine, officier russe et premier homme à être allé dans l’espace, vient inaugurer, sous les acclamations de la foule, la nouvelle cité de la petite ville d’Ivry, en banlieue parisienne. Au début des années 1960, il fallait en finir avec les bidonvilles ceinturant la capitale française et on construisait à un rythme soutenu de grandes barres d’immeubles, en béton et en amiante, pour accueillir une population en pleine expansion. Devenues insalubres 50 ans plus tard, il faut les détruire.
Youri, un grand corps, une jolie peau noire et un doux sourire, habite seul dans un appartement où sa mère ne vient jamais le rejoindre. Il dessine des cartes du ciel, compte les néons à remplacer dans les couloirs, les ascenseurs à remettre en route et, à l’aide d’un beau télescope, observe le va-et-vient de la cité. Le groupe des femmes qui fait du sport, les jeunes bravaches qui vendent du haschich, les vieux qui prennent le frais à leur balcon, le camp des gitans un peu plus loin et, avec eux, Diana qui répare des voitures. Y a-t-il une place pour l’amour quand on a une cité à sauver ?
Les réalisateurs Fanny Liotard et Jérémy Trouilh filment la cité Gagarine comme une partition musicale, avec ses barres scandées de rouge et gris, de beige et du miroir des fenêtres où se reflète le soleil couchant. Omniprésente et incontournable, d’où il est difficile de s’extraire, elle est la cité antique, ce territoire autonome qui existe d’abord par ceux qui l’habitent et en sont la conscience. Sans doute Youri est-il cette version contemporaine de l’animal politique d’Aristote, parce qu’il entretient le mythe fondateur de la conquête de l’espace, parce qu’il entretient le bien commun. C’est en regardant les vidéos de Claudie Haigneré, première femme spationaute française, que Youri construit son dernier refuge, finalise son rêve d’espace, de lumière et d’envol. Là encore, c’est un passé héroïque qu’il cultive et aménage.
La mise en scène, soutenue de très belles images poétiques, alterne la préparation d’une destruction inéluctable (et bien réelle) et la mise en fiction d’une résistance désespérée et intensément créatrice d’un jeune homme refusant de laisser partir son enfance. Il y a aussi la parole des habitants, l’ambiance joyeuse de fêtes mémorables, un baiser furtif, un air de trompette et le souvenir de tant de vies vécues dans ces emboîtements géométriques. Pour ses habitants, la cité Gagarine est un corps que l’on va perdre en étant relogé ailleurs, « où on ne connaît personne ». Pour les cinéphiles, Gagarine est un petit joyau de cinéma.
Magali Van Reeth
Source et images : Signis